Patrick Juvet : "L’enfant aux cheveux blancs", le disco prophétique de Mort ou Vif
- L'Agent Secret des Chansons
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Dernière mise à jour : il y a 3 jours

Dans le grand sablier des années 70, Patrick Juvet n’est pas qu’un chanteur à minettes ni un dandy disco égaré entre le Studio 54 et le Palace. Il fut aussi — et surtout — un mélodiste redoutable, un compositeur aux intuitions fulgurantes et un témoin lucide d’une époque qui courait à l’accélération. Et s’il fallait une chanson pour incarner tout ça, ce serait L’enfant aux cheveux blancs.
Parue en 1976 sur Mort ou vif, l’un des meilleurs albums 70's produits en français (oui, on ose), cette pépite funk-disco reste injustement oubliée. Pourtant, elle mérite sa place au Panthéon des morceaux visionnaires.
Un duo électrisant : Jarre aux mots, Juvet aux notes
Pour cet album, Patrick Juvet fait appel à un jeune homme pas encore passé à la postérité avec Oxygène, un certain Jean-Michel Jarre. Après 4 textes sur l'album Love (1973) et un single Magic en 1975, leur collaboration explose ici avec une vraie maturité artistique.
Jean-Michel Jarre écrit tous les textes de Mort ou vif, avec sa plume à la fois poétique, provocante et profondément ancrée dans les mutations sociales de son temps. Il travaille aussi les arrangements et trouve de nouveaux sons. De son côté, Juvet compose les musiques, entre ballades mélancoliques, grooves chaloupés et refrains taillés pour les clubs à miroir.
Et derrière ce tandem, un line-up hollywoodien : les musiciens des Bee Gees et de Herbie Hancock, Klaus Voormann (basse), Jim Gordon (batterie), Dean Parks, Wah Wah Watson, Ray Parker Jr. (guitares), Georges Rodi (synthés), sans oublier les studios Wally Heider à Los Angeles, obtenus grâce au contrat de Jarre avec Barclay. Oui, là où Fleetwood Mac, Santana et Tom Waits gravaient leur légende.
Autant dire que ce n’est pas un album bricolé dans une cuisine.
L’enfant aux cheveux blancs, chronique urbaine sous boule à facettes
Au cœur de cet album-somme, L’enfant aux cheveux blancs déboule au début de la face B. Et quelle claque ! Sur un groove funky à la Ray Parker Jr., porté par des guitares wah-wah et une rythmique chirurgicale, la voix de Juvet se fait douce, presque spectrale.
L’enfant en question ? Un symbole. Peut-être un jeune paumé, errant entre les avions qui décollent sans voir, les néons clignotants, les arbres au musée. Peut-être nous tous, enfants d’un monde désincarné, digitalisé avant l’heure, shooté au consumérisme.
“Les étoiles sont électrifiées / Le dernier arbre est au musée”
Ce texte est un manifeste écologique avant l’heure. Jarre signe ici une dystopie poétique, un Blade Runner sur bande magnétique. Et la voix de Juvet, toute en mélancolie, amplifie le malaise. On danse, mais quelque chose cloche. Comme si la fête était finie avant d’avoir commencé.
Le titre sortira ensuite en face B du single Faut pas rêver et bénéficiera de peu de promotion.
Mort ou vif, le manifeste oublié
L’album dans son ensemble est d’une richesse impressionnante. D'abord la très belle pochette réalisée par Philippe Morillon qui a travaillé avec de nombreux artistes. Il débute avec Les lunettes noires, élégie à la solitude sous les projecteurs, et enchaîne sur le très rock Papa s’pique et maman s’shoote — chanson provoc’ refusée un temps par Eddie Barclay pour son titre jugé “trop osé”.
Il y a aussi Faut pas rêver, un slow cosmique porté par une interprétation bouleversante de Juvet, qui tutoie ici le Macca de Maybe I’m Amazed. Mention spéciale aussi aux Idées molles, ballade aux harmonies aériennes, et au cabaret queer du Chanteur du Grand Café, clin d’œil assumé à la bisexualité de Juvet, rareté dans la chanson française des 70’s.
Et puis il y a Le dernier rock’n’roll, véritable réussite glam-rock à la française. Guitares râpeuses, voix distordue, énergie stonienne. C’est l’ultime baroud d’honneur d’un album qui, malgré son nom, respire la vie, l’audace, et une certaine idée du style.
Un disque pionnier… mais longtemps introuvable
Ironie du sort : avant d’être présent sur les plateformes, Mort ou vif n’avait jamais été réédité. Pour l’écouter, il fallait traquer les vinyles ou supplier un disquaire barbu en Bretagne. Une aberration quand on considère la qualité de la production, les musiciens impliqués et la pertinence toujours intacte des textes.
Pourquoi un tel oubli ? Peut-être parce que Juvet est resté prisonnier de son image disco, de ses pantalons moulants et de ses paillettes. Peut-être aussi parce que la critique a snobé cet album hybride, inclassable, hors cadre.
Mais aujourd’hui, les lignes bougent. On redécouvre Les Paradis perdus de Christophe, Love on the Beat de Gainsbourg, et même King of the World de Sheila. Alors pourquoi pas Mort ou vif ?
Juvet, le “Bowie français” ?
Ce surnom, lancé parfois avec dérision, n’est pas si absurde. Comme Bowie, Juvet brouille les genres, joue avec le masculin-féminin, change de peau musicale à chaque album. Comme Bowie, il a su capter l’air du temps… avant les autres. Mais lui, il a parfois payé cher son audace et en raison de choix discutables, n'a jamais eu la reconnaissance qu'il méritait.
L’enfant aux cheveux blancs, c’est du glam en français, du disco intellectuel, une chanson où l’on danse avec des idées noires. À la fois dansant et déchirant, il préfigure cette dualité qu’on retrouvera plus tard chez Etienne Daho, Niagara ou même Mylène Farmer.
Et cette modernité-là, il est temps de lui rendre justice.
Pourquoi il faut réécouter L’enfant aux cheveux blancs (et tout l’album)
Parce que c’est du funk francophone parfaitement produit.
Parce que les textes de Jarre sont d’une justesse et d’une audace rares.
Parce que la voix de Juvet n’a rien à envier aux grandes figures du rock soft ou du disco chic.
Parce qu’il n’y a pas que “Où sont les femmes” dans la vie.
Et surtout parce que Patrick Juvet était un vrai artiste. Avec ses failles, son panache, sa flamboyance et ses doutes. Et qu’il est temps de le sortir du purgatoire de la variétoche.
En conclusion : disco is not dead
Presque cinquante ans après sa sortie, Mort ou vif résonne comme une œuvre qui n’a pas pris une ride. Et L’enfant aux cheveux blancs en est l’un des joyaux. À une époque où tout s’accélère et se numérise, cette chanson retrouve une pertinence presque troublante.
Alors, on appuie sur “play”, on ferme les yeux, et on suit l’enfant aux cheveux blancs dans sa course folle entre les néons, les fumées, et les rêves abandonnés.
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