Véronique Sanson - Devine-moi, ou l’art d’aimer à demi-mots
- L'Agent Secret des Chansons
- 13 juin
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Dernière mise à jour : 13 juin

Fin 1972. Véronique Sanson, vingt-trois ans, romantique incandescente, publie De l’autre côté de mon rêve, un disque aussi beau que troublé, enregistré avec Michel Berger mais déjà hanté par Stephen Stills. Ce second album court (28 minutes au total), n’est pas seulement un échelon de plus dans l’ascension d’une étoile montante : c’est une énigme passionnelle gravée sur vinyle, dont Devine-moi est une des pièces maîtresse.
Le jour où tout bascule
Tout commence un 26 mars 1972. Véronique, que son premier album vient tout juste de propulser dans la lumière, assiste au concert de Manassas à l’Olympia. Sur scène : Stephen Stills, héros américain au banjo affûté. Dans la salle avec elle : Michel Berger, encore compagnon et directeur artistique, qui n’a pas dû voir venir la claque émotionnelle que son amoureuse allait se prendre. Le lendemain, chez WEA, Véronique passe saluer Bernard de Bosson et tombe dans les yeux de Stills, sans prévenir, mais pour de bon.
Ce n’est pas juste un crush de backstage. Stills était déjà sidéré par son disque Amoureuse, bluffé par cette voix qui swingue et supplie. « Je pensais entendre une chanteuse noire », confiera-t-il, ému. Pour Véronique, c’est un électrochoc. L’homme a du style, des chansons, du vécu. Il parle son langage. Mais pour l’instant, elle reste fidèle à Michel, à Paris.
Devine-moi, désir codé
Dans ce contexte tendu, Devine-moi n’est pas une chanson d’amour classique. C’est un poème de l’absence. Un blues d’attente. Le fantasme d’un corps qui n’est pas là, mais qu’on devine, qu’on invente, qu’on convoque par la magie d’un refrain.
« Je veux te vouloir / Attendre ton passage / Sans que tu le voies »…
Elle n’aime pas frontalement, Véronique, elle laisse en suspens. Le morceau s’ouvre avec douceur, comme une confidence sur l’oreiller, et s’achève dans un délire vocal d’une rare intensité : deux minutes d’un final choral où sa propre voix se multiplie, se superpose, s’envole.
C’est aussi un bijou d’arrangement. L’orchestre dirigé par Michel Bernholc épouse ses montées d’âme avec finesse. Le morceau, troisième sur l’album, est une crête. Et pas seulement émotionnelle.
Un album entre deux eaux : le rêve, la fuite
De l’autre côté de mon rêve n’est pas l’album d’une artiste posée. C’est celui d’une femme en feu. Huit mois à peine après Amoureuse, Véronique enregistre ce disque presque à la hâte, entre deux fuites, deux silences, deux réapparitions. Elle s’évapore plusieurs jours pendant les mixages, laissant un Michel Berger au bord de la syncope. La légende dira qu’elle était « partie acheter des cigarettes ». En réalité, elle rejoignait Stills à Londres pour un instant volé.
Mais rien de bancal dans le disque. Il est construit comme un recueil de visions : Morale ouvre le bal sur une cadence sèche et fière, Une nuit sur son épaule glisse, intemporel, Toute seule est un autoportrait bouleversant d’intimité… Et que dire de Loreleï, Comme je l’imagine, ou encore Chanson sur ma drôle de vie, qui sort en face A d’un 45 tours avec Devine-moi en face B, comme si le hit se devait de porter l’ombre d’une vérité plus trouble ?
Au fond, le titre même de l’album est un spoiler affectif : tout ici se joue « de l’autre côté ». L’amour, le rêve, le désir – tout est ailleurs. Déjà américain. Déjà Stillsien.
Une femme-pont entre deux mondes
La force de Véronique à cette époque, c’est d’être à la fois enracinée dans la chanson française (la télé, les concerts avec Claude François, tout le tralala) et déjà en orbite vers une autre galaxie : celle du rock californien, des sonorités anglo-saxonnes et des pianos nerveux.
Comme le disait Best en 1972, De l’autre côté de mon rêve se hisse au niveau d’Honky Château d’Elton John ou Carney de Leon Russell. Rien que ça. Et ce n’est pas du chauvinisme béat. C’est juste que Véronique, à ce moment précis, ne ressemble à personne.
Fuite en sol majeur
Février 1973. Elle ne revient pas. Cette fois, c’est l’aller simple. Elle s’envole pour New York, sans prévenir personne. On la cherche. On panique. Elle épouse Stills un mois plus tard, au Registry Hall de Guildford, en Angleterre.
Mais Devine-moi reste. Chanson de l’entre-deux. Ni Paris, ni Denver, Ni Michel, ni Stephen. Juste elle, dans sa bulle.
C’est là que réside la magie du morceau : il est prémonitoire. Ce n’est pas une déclaration d’amour. C’est un sort jeté. Un appel d’air. Et tout ce qu’on sait, c’est que nous, cinquante ans plus tard, on n’a toujours pas fini de deviner.
Écoutez ou réécoutez Devine-moi dans sa version studio ou live (Olympia 1976, Les Années américaines 2016), pour replonger dans ce moment suspendu. Une chanson qui ne se comprend pas tout de suite. Mais qui, comme souvent chez Sanson, finit par nous trouver.
Photo © Bernard Leloup
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