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Mortelles pensées : lettre d’amour en clair-obscur


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1988. Véronique Sanson fait une pause. Deux ans sans studio, deux ans à faire des puzzles, à relire les journaux comme on relit sa vie. Pour une hyperactive du piano, c’est presque un exploit. Elle veut revenir, oui, mais pas pour faire du remplissage. Il faut que ça vaille le coup. Et dans cette reprise en main de son art, un nom ressurgit : Michel Berger.


Confession muette, cri intérieur


Dans Mortelles pensées, ultime piste de l’album Moi, le venin, Véronique ouvre une plaie à vif. La structure du morceau, qui débute chaque couplet par un « Lui », n’est pas née ici. Elle vient d’une vieille chanson qu’elle avait écrite en 1971, maquettée par Rose Laurens, jamais publiée, mais dont Véronique avait gardé l’ossature en mémoire. Presque vingt ans plus tard, elle la fait ressurgir. Et ce lui — « si délicat dans sa tendresse… » — ne laisse plus guère de doute. C’est Michel. Même si elle ne l’a pas dit tout de suite. À Aline Pailler, qui la cuisine gentiment sur FR3 en 1989, elle sourit : « Ça, je ne vous le dirai certainement pas. »


Mais tout est là. Dans la chanson. Et Mortelles pensées n’est pas un simple exercice de style. C’est une confession murmurée au bord du gouffre. Les couplets s’enchaînent comme une descente aux enfers douce-amère. Elle avoue l’avoir quitté « pour des briseurs de destin », s’en veut, se ratatine, bouillonne à l’idée de le revoir. Elle chante son propre gâchis comme d’autres crient dans un oreiller. Et puis cette phrase, qui claque : « Je le tuerais d’avoir pensé ça. » Bang.


Michel, un jour, aurait donc dit que sa musique n’avait plus d’émotion... Véronique ne réplique pas sur le moment. Elle préfère répondre comme elle sait le faire : au piano. En lui offrant la chanson la plus vibrante du disque. Une vengeance en velours. Elle le supplie, l’admire, l’aime toujours « à genoux », mais elle refuse qu’il la pense apaisée, réparée, hors de portée. Et puis surgit cette strophe, somptueuse et glaçante :« Jusqu’à ce que la mort de l’un ou bien de l’autre / Souffle la bulle de nos amours ». Une passion qui ne connaît pas d’autre issue que la disparition.


La voix nue sur le piano dit tout ce que la parole tait. Et cette chanson, griffonnée sur une liste de courses et enregistrée en urgence, deviendra le cœur noir et incandescent de l’album. « La plus belle chanson que je lui ai écrite », dira-t-elle. On ne la contredira pas.

 

 

Allah : entre prière et controverse


Dans cet album, Allah surgit à contrepoint. C’est la reprise de contact officielle avec Michel Berger — non pas sur le thème amoureux, mais sur celui de la foi et de ses dérives. Berger, à la demande de la maison de disques, remixe le titre. Elle trouve le résultat trop « propre », mais accepte. Bien après la sortie de l'album, le titre devient polémique, et l’actualité ne l’aide pas : la fatwa contre Salman Rushdie éclate, elle reçoit des menaces à la veille de son Olympia. Elle abandonnera finalement la chanson, mais pas son idée. Allah reste comme une tentative sincère, un cri d’amour raté au monde.

 

Les autres titres de l'album : métamorphoses en mouvement


Moi le venin est un album construit comme un kaléidoscope d’émotions. Les titres défilent, riches, variés, complémentaires. On y trouve Caméléon, un morceau plus bondissant, presque swing, où l’artiste réinvente sa trajectoire, caméléon assumé entre pulsions changeantes. Les cuivres y dansent, et la voix sait se poser au bon moment, mi-lucide, mi-joueuse.


Sur Le désir, Véronique entre dans un registre plus urbain. Les percussions de Christophe Deschamps apportent un groove finement travaillé, tandis que la voix, sensuelle et retenue, raconte un feu intérieur qu’on ne peut contenir. 


Un peu d’air pur et hop, sous ses airs de titre léger, balance une volée de bois vert à la tête des pollueurs, des puissants et des apprentis sorciers à blouse blanche. Avec des mots crus, drôles et désespérés — « sans imbécile et sans caca dans les yeux » —, Sanson joue les lanceuses d’alerte à l’ancienne : au piano. Et hop.

 

Paranoïa, Radio vipère et Jette-le : tensions assumées

 

Entre deux élans lyriques, Véronique Sanson sort les crocs. Paranoïa est un morceau sous tension, plein de rires nerveux et d’éclairs intérieurs. Radio vipère, elle, flingue les bavards à bout portant, sur fond de swing. Et Jette-le devient un conseil d’amie : balance-le, surtout s’il te bouffe l’âme. Trois chansons pour rappeler que la douceur a ses limites.

 

Un album sans gras, sans détour


Dans cet album, pas de morceau bouche-trou, pas de note de trop. Ce disque apparaît comme l'un de ses plus rigoureux. Peut-être parce qu’elle y transcrit ce qu’elle ressent vraiment, sans détour, sans concession. 


On retrouve dans cette cohérence artistique la rigueur assumée de celle qui, en 1989, confiait : « Je savais ce que je voulais quand je suis entrée en studio ». Entourée de musiciens chevronnés (Manu Katché, Jannick Top, Slim Pezin entre autres), on sent aussi une confiance renouvelée, une sérénité libre, sans la pression de produire à tout prix. Elle a pris le temps de se poser, de s’écouter, et le disque en porte la marque : chaque morceau dit, chacun à sa manière, le même besoin de vérité.

 

Mortelles pensées sur scène : moment suspendu


Mars 1989. Olympia. Elle joue Mortelles pensées en piano-voix. La salle retient son souffle. Frissons garantis. On sent le poids de l’histoire, mais surtout l’émotion brute, l’amour à vif. Et en fin d’année, c’est une sublime version orchestrale du morceau qui sera créée au Châtelet avec l’orchestre symphonique Fisyo de Prague.

 

Un dernier échange avant l’adieu


Moi, le venin est plus qu’un album. C’est une main tendue au monde, au public, à Michel, à elle-même. Et Mortelles pensées est le cœur battant d’une histoire qui n’est jamais vraiment morte. Trois ans plus tard, Michel Berger partira. Mais la chanson sera là, comme un dernier message. Et dans la musique, ils auront continué à se parler, « comme les correspondances au XVIIIe siècle » dira-t-elle. La création comme langue de confession, la musique comme acte d’amour.

2 commentaires

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Invité
12 juil.

Entièrement d'accord avec vous !! Mais j'aurais aussi mis en avant les magnifiques cuivres sur "le désir" et la rythmique originale de "jet set" 😉

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L'Agent secret des chansons
13 juil.
En réponse à

Merci! Peut-être pour de futurs articles;)

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