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Sheila et McCartney – Un monde sans amour


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1964 : Les Beatles viennent de retourner la planète comme une crêpe de Liverpool. Et en France, une chanteuse à jupe plissée électrise les transistors. Elle ne compose pas ses refrains, mais elle a la même énergie, la même foi dans les mots qui font battre le cœur. Quand Sheila enregistre Un monde sans amour, elle ne se doute pas qu’elle chante une chanson d’une future légende.


Ce n’est d’ailleurs pas la première fois qu’elle croise la route des Beatles. Sur son 45 tours précédent, Sheila a déjà interprété Hello petite fille, adaptation de Hello little girl, l’une des toutes premières chansons de John Lennon, écrite en 1957. À l’époque, Lennon n’était qu’un ado à lunettes écrivant entre deux séances de rock dans sa chambre. Le morceau fera un long chemin : les Beatles le jouent lors de leur fameuse audition ratée chez Decca le 1er janvier 1962 (celle où le label leur dit non, mauvaise idée), avant que la chanson ne soit reprise par deux groupes de Liverpool, les Fourmost et Gerry & The Pacemakers. Les premiers iront jusqu’au Top 10 britannique. Sheila, elle, en avait fait une reprise survitaminée, et déjà connectée à l’air du temps.


Et la voilà qui remet ça avec Un monde sans amour. Cette fois, c’est Paul McCartney qui signe la mélodie. Il l’a écrite à seize ans, bien avant les cris d’hystérie et les coupes au bol. Lennon, en entendant le premier vers (Please lock me away / S’il te plait enferme-moi) s’était moqué : “OK, c’est la fin de la chanson!”. Heureusement, Paul avait persisté. Quelques années plus tard, il la rejoue au frère de Jane Asher, Peter, qui enregistre le morceau avec son duo Peter and Gordon. Succès planétaire instantané : numéro 1 partout où il existe un jukebox. Sauf en France, qui naturellement, veut sa version.



Sheila, entre deux séances photo et un disque par trimestre, sort d’une tournée harassante qui l’a laissée épuisée et malade. Son producteur Claude Carrère décide de stopper les concerts et de se concentrer uniquement sur les disques. C’est le début d’une période étrange, où Sheila enchaîne les tubes mais vit dans une sorte de bulle aseptisée. Les journaux à scandale flairent l’aubaine et inventent n’importe quoi : rumeurs de maladie grave, opérations mystérieuses, voire transformation en garçon. La chanteuse, blessée mais stoïque, continue de chanter l’amour comme si de rien n’était.


Un monde sans amour sort donc au printemps 1964, en face B du 45 tours Chaque instant de chaque jour, adaptation d’un autre illustre compositeur, Burt Bacharach, avec un orchestre dirigé par Jean Claudric. Fini les rythmes scolaires, place aux slows délicats. La voix de Sheila y est douce, posée, comme si elle-même avait besoin de croire aux paroles qu’elle prononce :

Moi, je ne peux pas vivre un seul jour


Dans un monde sans amour.

L’adaptation française, signée Hubert Ithier, un routier des adaptations de l’époque, gomme un peu la mélancolie britannique pour la transformer en message d’espoir. Là où Peter and Gordon soupiraient sur leurs amours perdues, Sheila semble dire : “Allez, tout n’est pas fichu.” Résultat : une chanson universelle, qui touchera toute une génération de jeunes Français qui ont acheté le 45 tours et le 33 tours quelques mois plus tard.



La pochette de l'EP, typique de l’époque, montre une Sheila en robe rose plus femme, moins écolière. Carrère voulait faire grandir son image sans briser le mythe. Mission réussie : le disque s’installe tranquillement dans les classements et reste l’un des plus beaux témoignages de la transition entre la Sheila yéyé et la Sheila adulte.


Et puis, longtemps plus tard, en 2012, exactement cinquante ans après ses débuts, Sheila remonte sur la scène de l’Olympia pour un concert anniversaire. Au milieu des tubes attendus, elle glisse quelques surprises : Dans une heure, Le couple, L’arche de Noé, et… Un monde sans amour, repris pour la première fois sur scène. Sa voix, un peu plus grave, y met une émotion nouvelle. Tout se rejoint, l’adolescente sage et la femme libre. C’est l’un de ces moments suspendus où la star boucle la boucle, discrètement.


Aujourd’hui, Un monde sans amour reste un drôle d’objet pop : une chanson anglaise signée Lennon/McCartney, passée par les mains de Peter and Gordon, filtrée par un traducteur français, et incarnée par une fille de 18 ans qui quitte la scène pendant 20 ans. Mais dans tout ce jeu de miroirs, quelque chose d’authentique demeure : cette foi naïve dans le pouvoir de la musique à adoucir la vie.


En 1964, Sheila chantait qu’elle ne pouvait vivre sans amour. En 2012, elle prouvait qu’elle pouvait vivre grâce à lui.


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