L’Agent Secret : Sheila joue les espionnes avec style (et un peu de judo)
- L'Agent Secret des Chansons
- 5 mars
- 4 min de lecture

En 1970, la France vibre au son de Let It Be des Beatles, Michel Polnareff fait des déclarations existentielles avec Je suis un homme, et le paysage musical est en pleine mutation. Les yéyés tirent leur révérence, laissant place à des sonorités plus élaborées et à des artistes qui cherchent à renouveler leur image. Sheila, alors star incontestée de la variété française, sent que l’heure est venue de prendre un virage après son dernier tube, le classique Oncle Jo.
Exit la jeune fille sage des débuts, bonjour l’espionne intrépide ! Avec L’Agent Secret, ses auteurs-compositeurs habituels (Jacques Plante, Claude Carrère et André Salvet, auteur de L'école est finie) lui offrent une parenthèse décalée, entre pastiche de film d’espionnage et pop orchestrale aux accents psychédéliques. Un pari risqué ? Non, car la chanson est en face B du 45 tours. Mais surtout une audace qui tranche avec la production habituelle de la chanteuse.
Une tentative d’espionnage musical
L’Agent Secret, qui a inspiré le nom de ce blog, est une fausse reprise de Secret Agent Man de Johnny Rivers (1966). Une "jamesbonderie" en fa mineur que n'aurait pas renié Brigitte Bardot, comme l'a décrit Alister dans la revue Schnock, et qui téléporte Sheila en pleine mission secrète. Le morceau aurait tout à fait sa place dans un générique de série télé des sixties, quelque part entre Chapeau melon et bottes de cuir et Mission: Impossible.
L’ambiance n’est d’ailleurs pas sans rappeler le film Bang Bang, tourné trois ans plus tôt, où la chanteuse, transformée en détective par un héritage inattendu, vivait des aventures rocambolesques entre poursuites en voiture et kidnapping en hélicoptère. Un premier pas dans l’univers du polar décalé, avant de poursuivre avec cette chanson.
Des paroles pleines d’humour et d’autodérision
Côté texte, L’Agent Secret joue à fond la carte de l’autodérision bon enfant. Loin d’être une espionne fatale à la James Bond, Sheila incarne une héroïne qui maîtrise mieux le karaté que l’art de la séduction. Son arsenal ? Un laser paralysant et un atomiseur mystérieux. Le sérieux ? Aux abonnés absents. On est à mi-chemin entre OSS 117 et une BD pop à la Barbarella.
L’orchestration, typique du tournant des années 70, est soignée : nappes de cordes, guitare nerveuse et rythme enlevé donnent au morceau une énergie communicative. Sheila, de son côté, semble se prêter au jeu avec malice. Sa voix, plus affirmée que d’habitude, épouse le rôle de cette espionne en mission – une mission qui consiste surtout à s’amuser.
Une performance scénique musclée
Pour marquer le coup, Sheila ne se contente pas d’enregistrer un titre décalé : elle décide de le défendre avec panache à la TV. Et quoi de mieux que de se glisser totalement dans la peau d’une espionne ? Sous la houlette de Michel Berreur, cascadeur de cinéma, la chanteuse s’entraîne intensivement au judo pendant deux mois. Objectif : offrir aux spectateurs une prestation spectaculaire, loin du simple numéro chanté.
Le 18 avril 1970, sur le plateau de Samedi & Cie d'Albert Raisner, elle livre une performance inédite. Sur une version longue du morceau, spécialement arrangée pour l’occasion, elle enchaîne combats et prises de judo face à quatre adversaires surgis de nulle part. Loin des chorégraphies habituelles, Sheila prouve qu’elle peut aussi jouer les héroïnes d’action.
Mais l’expérience ne sera pas sans conséquence : lors d’une répétition un peu trop intense, elle se blesse au genou, récoltant un épanchement de synovie. Ce qui ne l'empêchera pas d'assurer le show... Une anecdote qu’elle racontera quelques mois plus tard à Pierre Tchernia, avec un sourire mi-fier, mi-amusé.
Une pochette signée Just Jaeckin
Si la chanson elle-même joue sur l’univers du cinéma, sa pochette n’est pas en reste. Et pour cause : elle est signée Just Jaeckin, futur réalisateur du sulfureux Emmanuelle et photographe attitré des icônes des années 70.
Avant de devenir l’homme qui révélera Sylvia Kristel au grand public, Jaeckin est directeur artistique du magazine Mademoiselle Age Tendre. Après avoir immortalisé Sheila sur la pochette de Adios Amor, il récidive pour Julietta, l’EP qui contient L’Agent Secret.
Le résultat ? Une image qui marque une rupture avec l’esthétique de ses débuts. Exit la jeune fille souriante à la coupe sage, place à une jeune femme plus sophistiquée, cheveux roux au vent, regard songeur. Un avant-goût du glamour qu’elle explorera davantage dans les années suivantes.
Réception et héritage
Malgré l’effort de renouvellement, L'Agent Secret passe un peu sous le radar. Relégué en deuxième titre de la face B, au profit d'une Julietta hispanisante qui fit les beaux soirs de Guy Lux avec sa chorégraphie TV, le titre reste une curiosité dans la discographie de Sheila. Pour ceux qui comme moi ont grandi à cette époque, la chanson évoque la magie des séries et films d’espionnage diffusés à la télévision, où s'enchainaient gadgets absurdes et courses-poursuites improbables.
Aujourd’hui, redécouvrir L’Agent Secret, c’est replonger dans une époque où la variété française flirtait volontiers avec le cinéma, le pastiche et l’auto-dérision. Une époque où une chanteuse pouvait s’improviser espionne et experte en judo, le temps d’un passage télé.
Voilà un OVNI musical qui mérite qu’on y jette une oreille. Avec tendresse, et un brin d’amusement.
Ecoutez Sheila et "L'Agent Secret"

Cette superbe photo de couverture a peut-être inspiré celle-ci…