Les Voix de Harlem : quand Juvet et Balavoine rêvaient en soul majeure
- L'Agent Secret des Chansons
- 19 juin
- 4 min de lecture

Retour sur un titre ambitieux, une collaboration explosive, et un album trop souvent relégué aux marges de la discographie du Suisse blond : Chrysalide (1974).
Un rêve soul dans un lit blanc
« Au fond d’un rêve… allongé sur un lit blanc… » Dès les premières lignes, Les Voix de Harlem ne cache pas ses ambitions poétiques. Une chanson étrange et belle, comme une hallucination en slow motion, où une "poupée noire aux cheveux de laine" devient le symbole d’une révélation musicale, culturelle, et presque spirituelle. Harlem n’est plus un quartier, c’est une muse. Une voix intérieure. Une conversion douce au groove.
On est loin des envolées disco de L’enfant aux cheveux blancs. Ici, le tempo est ralenti, les arrangements délicats, les mots ciselés. Une chanson d’atmosphère, au fond, comme un vinyle soul qu’on écoute les yeux fermés, un dimanche soir de spleen heureux.
Quand Balavoine trépigne en coulisses
Mais pour bien comprendre Les Voix de Harlem, il faut revenir à son contexte. En 1974, Patrick Juvet a une idée fixe : sortir de l’image de chanteur pour midinettes qui lui colle à la peau depuis La Musica. Il veut dire autre chose, oser d’autres sons. Pour cela, grâce à Florence Aboulker, sa compagne et productrice, il s’entoure d’un petit nouveau… au tempérament bien trempé : Daniel Balavoine.
À l’époque, Daniel n’est qu’un choriste engagé sur la tournée de Juvet, un ancien vendeur chez un disquaire, qui gueule pendant les répétitions parce que « c’est pas possible de travailler dans ces conditions ». On le recadre sèchement. On lui dit : « Mais t’es qui, toi ? » Il répond du tac au tac. Mais entre deux engueulades, le courant passe. Et Juvet flaire le talent.
Il propose à Balavoine d’écrire pour son prochain album. Le jeune loup accepte. Il signera les textes de La Chanson des enfants, Hopman, et surtout Les Voix de Harlem. Une écriture fine, métissée, ambitieuse. Et Juvet, dans un geste rare à l’époque, lui laisse même interpréter seul une chanson : Couleurs d’automne. La suite, on la connaît. Mais c’est là, dans cette Chrysalide, que Balavoine prend son envol.
Chrysalide ou la mue d’un chanteur
Sorti chez Barclay en 1974, Chrysalide est l’album de la transformation. Comme son nom l’indique, il marque un passage. Bienvenue à la pop rock psyché, aux textes introspectifs, aux orchestrations ambitieuses. L’album débute par une chanson d’enfant (La Chanson des enfants) et s’achève par un morceau éponyme de plus de 7 minutes aux accents quasi prog-rock.
Sur la pochette intérieure, un pastiche de Magritte (signé "Migratte", on adore) raconte la mue de Patrick : enfance, sensualité, racines irlandaises, musiques noires, débauche, rédemption. C’est dense, conceptuel, presque trop pour son époque. Mais sincère et audacieux.
Chrysalide, c’est aussi un casting cinq étoiles : Marc Chantereau aux percussions, Jean-Hervé Limeretz au piano, les cuivres de Leroy Gomez (futur Santa Esmeralda), et même la chorale de Bondy pour les chœurs. Pas vraiment le genre d’équipe qu’on monte pour faire un simple 45 tours de variété.
Les Voix de Harlem, le groove en héritage
Revenons à notre chanson. Les Voix de Harlem, placée en face B de l’album, déroule un groove lent et élégant. La basse est souple, la batterie feutrée, les cuivres discrets mais efficaces. Et cette voix – celle de Juvet, mais nourrie des harmonies gospel qu’il fantasme – flotte entre spleen et espoir.
Le texte, signé Balavoine, évite les clichés avec délicatesse. Il ne s’agit pas d’exotisme facile, mais d’un dialogue sincère entre deux mondes, deux couleurs de peau, deux esthétiques musicales. Loin d’être une posture, Les Voix de Harlem est un hommage assumé. La black music comme moteur d’émancipation artistique.
On ne résiste pas à ce vers magnifique : « Le noir et le blanc sont les couleurs les plus belles ». En 1974, ça a tout de l’utopie pop, bien avant Ebony & Ivory.
Mal aimé mais précurseur
Évidemment, à sa sortie, l’album Chrysalide passe trop inaperçu, malgré ses deux singles C’est beau la vie et Nama. Le public, habitué aux tubes radio, ne suit pas. Les critiques restent dubitatives. Et les programmateurs préfèrent tourner les platines vers des choses plus simples. Pourtant, en rétrospective, Chrysalide annonce le virage des deux albums à venir, l’explosion de Balavoine, et prouve que Juvet n’a jamais été un simple produit marketing. C’était un vrai artiste. Et parfois, un vrai audacieux.
Et si on redonnait une voix aux Voix de Harlem ?
Aujourd’hui, Les Voix de Harlem mérite une place à part dans la galaxie Juvet. Elle raconte une époque où tout était possible : un Suisse qui rêve de Harlem, un jeune rebelle qui écrit comme un vieux sage, un label qui ose un disque conceptuel alors que tout le monde cherche un hit.
C’est une chanson rare. Une chanson qui parle d’identité, de transmission, d’ouverture. Et qui groove tout doucement, sans forcer, avec classe.
Épilogue en Mercedes
On ne résiste pas à une dernière anecdote : quand Daniel Balavoine, encore choriste, demandait à Juvet s’il avait droit à la Mercedes du chanteur pour les trajets de tournée, Juvet répondait non, Daniel boudait. Le lendemain, il montait quand même dans la Mercedes. Voilà. C’est tout Daniel. Et tout Patrick. Une amitié faite d’engueulades, de provocations, de bienveillance aussi. Une alliance improbable, qui a accouché d’un petit chef-d’œuvre méconnu.
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