"Pas assez de toi" : quand Juvet et Jarre mettaient leur cœur sur la table
- L'Agent Secret des Chansons
- il y a 3 jours
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Disons-le tout net : Pas assez de toi, ce n’est pas le morceau que vous mettrez pour allumer le dancefloor un samedi soir. Mais c’est peut-être celui qui vous fera pleurer sur un trottoir humide, un bouquet fané à la main, en vous demandant comment vous en êtes arrivé là. Et c’est tout à son honneur.
Patrick Juvet, trop souvent réduit à Où sont les femmes, mérite un regard moins clinquant. Un regard embué, peut-être, mais sincère.
Dans ce nouvel épisode de notre série Juvet Secret, on s’intéresse à une chanson qu’on n’a, justement, pas assez entendue : Pas assez de toi. Troisième piste de Paris by Night (1977), elle est aussi l’un des derniers fruits du duo magique Juvet/Jarre. Et autant vous dire que c’est du grand cru. Millésime sensible.
Paris by Night : disco, synthés et chagrins d’amour
1977 : tandis que Jean-Michel Jarre vient de changer (pour certains) la face du monde avec Oxygène, il continue de filer un coup de main à son copain Patrick. Paris by Night, c’est un objet chic : un mélange de club, de cabaret et de journal intime. Le tube Où sont les femmes en sera la locomotive — 250 000 exemplaires vendus rien qu’en France —, mais si ce disque est un train, alors Pas assez de toi, c’est le compartiment fumeur, lumière tamisée, ambiance chagrin discret.
Juste une voix haut perchée, retouchée par les synthés de Jarre. Une pluie d’arpèges. Et des larmes. Beaucoup de larmes.
Pas assez de toi : la ballade de l’amour qui manque
La chanson démarre sans fioritures. "Y a trop d’eau dans mes sanglots..." et on comprend tout de suite : Patrick va mal. On est loin des fanfaronnades de Mégalomania. Ici, juste un homme, ses silences, ses souvenirs, et un piano un peu trop lourd pour un cœur qui fatigue.
Ce n’est pas une chanson sur la rupture. C’est pire : c’est une chanson sur l’absence. Sur le manque. Pas de cris, pas de grandes envolées. Juste une lucidité nue, poignante, désarmée. "Pas assez de toi / Pour continuer comme ça". Et c’est justement ça qui fait mal.
Les arrangements sont d’une pudeur rare : un soupçon de slide guitar, quelques cordes ténues, et cette rythmique ralentie, comme si chaque battement portait le poids d’un souvenir qu’on n’arrive pas à effacer. C’est beau comme un chagrin qu’on ne veut plus cacher, mais qu’on n’a pas envie de montrer non plus.
Le chant du duo Juvet/Jarre
Paris by Night est le deuxième album issu de la collaboration entre Jean-Michel Jarre (parolier et producteur) et Patrick Juvet. Le premier, Mort ou vif, à mon avis LE chef-d’œuvre du tandem, avait posé les bases. Et ici, les deux artistes touchent à nouveau une forme de grâce fragile. Jarre, propulsé dans la stratosphère par le succès de Oxygène, offre à Juvet une production à l’américaine, mixée à Paris mais enregistrée à Los Angeles avec le gratin des musiciens de studio.
Ce sera aussi leur dernière collaboration.
Et c’est là que ça serre un peu le cœur. Parce que dans Pas assez de toi, on pourrait presque entendre l’écho d’une séparation à venir. Professionnelle pour Jarre, certainement différente pour Juvet. Une chanson d’adieu, mais pudique. Jarre partira explorer les galaxies électroniques. Juvet, lui, continuera son chemin entre l’Amérique, la fête, et quelques paradis perdus.
Derrière les paillettes : un album riche et mésestimé
Paris by Night, disque d’or en 1977, est trop souvent réduit à son tube disco. Pourtant, c’est un disque aux multiples visages. Il y a Jessica, fanfare bancale et presque burlesque. Le fantôme d’Hollywood, autoportrait d’un artiste perdu dans la ville des faux-semblants, chanté avec une voix qui semble sortir d’un vieux poste de radio abandonné. Il y a Megalomania, délire glam-rock où Juvet se grime en idole décadente, quelque part entre Bowie période Aladdin Sane et Marc Bolan sur orbite. Du théâtre, du kitsch, du tragique. Et toujours ce second degré qui évite de sombrer dans le ridicule.
Et puis, bien sûr, il y a Les Bleus au cœur, l’autre trésor caché du disque. Un piano électrique, une voix désabusée, et cette ligne qu’on n’oublie pas : "Ne vieillis pas avant que le soleil ne meure". On est dans quelque chose de rare, d’intime, d’élégant.
Une chanson oubliée, un artiste à redécouvrir
Pas assez de toi n’a jamais été un single. Elle n’a pas fait danser les foules, ni chauffer les platines des DJ nostalgiques. Mais c’est une chanson pour comprendre Patrick Juvet. Pas le Patrick fluo des plateaux télé. L’autre. Le compositeur. Le dandy un peu fragile, au cœur cabossé, qui chantait le manque avec des mots simples et sincères.
C’est une chanson qui nous rappelle que derrière le strass, il y avait de la grâce. Et que derrière Où sont les femmes, il y avait un artiste entier. Entier dans la douleur comme dans la fête.
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