Paul McCartney – Another Day : Premier jour du reste de sa vie (sans les Beatles).
- L'Agent Secret des Chansons
- 17 janv.
- 3 min de lecture

Un jour sans fin, version Paul.
Chaque matin, elle se lève, prend son bain, enfile ses bas, ses chaussures, se faufile dans son imper et file au boulot… C’est tout ? Oui, c’est tout. Another Day est une chanson sur le vide, la répétition, la solitude tapie derrière la routine. En 1971, pour son premier single solo, Paul McCartney ne débarque pas en conquérant, mais en chroniqueur du désœuvrement urbain.
À la veille de ses 29 ans, Paul se retrouve seul au volant de sa carrière, tandis que les Beatles viennent de se séparer dans une nuée d’avocats et de rancunes tenaces. Et comme tout divorcé fraîchement célibataire, il commence par raconter ce qu’il voit depuis sa fenêtre. Ce qu’il voit, c’est une femme triste, seule, dans un New York gris. Peut-être Linda avant leur rencontre. Peut-être un peu lui aussi.
Une autre journée, un autre procès
Mais Another Day n’a pas seulement été une chanson, c’était aussi… un champ de bataille juridique. Lorsqu’il sort ce 19 février 1971, le single arbore un crédit de composition signé “Mr. & Mrs. McCartney”. Et là, ATV Music (propriétaire de Northern Songs, maison d’édition des Beatles à laquelle Paul est lié), crient à la combine : selon eux, Linda n’a rien écrit, et Paul tente une manœuvre pour faire échapper la moitié des droits à l’éditeur.
Jack Gill, président de Northern Songs, ira jusqu’à déclarer : “Nous demanderons à Mrs McCartney de prouver qu’elle est capable de composer une telle musique.” Heureusement, les Beatles n’étaient pas des compositeurs classiques, et dans la pop, un mot, une idée, une harmonie suffisent à valider une co-écriture. Paul finit par négocier un compromis : il garde la main sur Another Day, mais cède la face B, Oh Woman, Oh Why?, à Northern Songs. La guerre continue. Mais le single sort.
Une chanson née dans les ruines
Another Day traîne derrière elle un petit parfum de nostalgie beatlesienne : écrite pendant les sessions Get Back en janvier 1969, elle n’avait pas trouvé sa place à l’époque. Paul y croyait, mais peut-être pas encore assez. Deux ans plus tard, tout change. Le groupe a explosé, McCartney s’est reclus dans sa ferme écossaise, a pondu un album solo bricolo sur son quatre-pistes (McCartney)… et finit par débarquer à New York avec Linda, des idées plein les valises.
Il auditionne des musiciens de studio, choisit soigneusement ses compagnons, et enregistre le morceau en une session rapide mais appliquée. Il peaufine ensuite les détails sonores, ajoute les harmonies de Linda, et sculpte un morceau feutré, élégant, presque domestique dans son atmosphère. On est à mille lieues des orchestrations emphatiques de George Martin. Ici, tout est modeste, mais soigné. On sent déjà l’ADN de l’album RAM qu'il enregistrera là-bas à la suite.
Une mélancolie bien ordonnée
Sur le fond, Another Day est une cousine d’Eleanor Rigby. Paul y dresse le portrait d’une femme invisible, engloutie dans un quotidien fade, qui vit seule, s’accroche à des rêves flous, à des promesses d’hommes jamais tenues (“He comes, and he stays, but he leaves the next day”). McCartney capte avec une finesse psychologique l’épuisement émotionnel d’une vie moderne.
À l’époque, certains critiques qualifient la chanson de “légère”. Et pourtant, derrière le vernis pop et les “du du du” nonchalants, c’est une chanson bien amère. McCartney lui-même dira qu’il s’est inspiré d’Hitchcock et de Fenêtre sur cour pour l’aspect voyeur. Il observe, depuis sa propre solitude post-Beatles, les autres solitudes urbaines.
Lennon règle ses comptes
La sortie d’Another Day a aussi eu le mérite de réveiller un Lennon bougon. Dans sa chanson How Do You Sleep?, il s’en moque frontalement : “The only thing you done was ‘Yesterday’ / And since you’ve gone you’re just ‘Another Day’.” Ambiance. Le divorce n’est pas encore signé qu’on en est déjà aux règlements de comptes publics.
Un carton... malgré tout
Malgré les tensions, malgré le mépris de certains critiques, malgré la soupe juridique, Another Day devient un hit planétaire, sauf en France. N°2 au Royaume-Uni, n°5 aux USA, n°1 en Australie, en Irlande, en Espagne. Le monde n’attendait pas forcément ça de Paul… mais il s’y reconnaît.
Et surtout, ce single est un prélude. Derrière ce jour monotone se cache RAM, un disque à venir furieux, explosif, bordélique, romantique, colérique, expérimental. Avec Another Day, il referme doucement la porte des Beatles, et annonce, sans le dire, que le meilleur – ou du moins le plus surprenant – reste à venir.
Une solitude universelle
Another Day n’a jamais été un hymne. Elle est passée entre les mailles des playlists, discrète et douce. Mais elle a parlé à des millions de gens. Car elle chante cette solitude banale, familière, universelle. Et rien que pour ça, elle mérite sa place dans la légende.
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